Avril 2024. Des panneaux lumineux « Riesgo de incendio extremo » jalonnent l’autoroute, de Barcelone à Murcie en passant par Valence et Alicante. En France, les clients de la coopérative BioEspuña posent les uns après les autres la question: « Et comment font les paysans en Espagne avec la sécheresse ? ». Ici à Murcie, comme dans d’autres territoires du sud de l’Espagne (bien que toutes les régions ne soient pas dans la même situation), il n’a pas plu de manière significative depuis mai 2023. Ça se voit, ça se sent ! Quelques pas dans la Sierra Espuña suffisent à constater que le romarin est… sec !
La sécheresse qui sévit en Espagne depuis plusieurs années est l’occasion de rappeler les politiques menées depuis les années 1960 pour apporter de l’eau des régions du nord, dites excédentaires, vers les régions déficitaires du sud est (Valence, Murcie et province andalouse d’Almería) où sont concentrées les cultures intensives de fruits et de légumes destinés au marché européen. Ces régions bénéficient d’un climat doux, ensoleillé mais sec, d’où la création d’infrastructures hydrauliques pour apporter de l’eau. C’est ainsi qu’un canal d’environ trois cents kilomètres relie les fleuves Tage et Segura pour assurer l’irrigation.
Transfert Tage-Segura, entre les régions de Castille-la Mancha et de Murcie, l’eau comme vecteur de développement économique. Source : Courrier international
Des tensions géopolitiques entre acteurs et régions
Mais la diminution des pluies, la récurrence des épisodes caniculaires intenses ces dernières années accentuent le stress hydrique. Et la prise de conscience écologiste de la préservation de la ressource (Directive européenne Loi Cadre sur l’Eau de 2000) a conduit le gouvernement espagnol à mettre en place des débits écologiques (Plan Hydrologique national en cours en 2024) : définir la quantité d’eau disponible pour la consommation courante, l’industrie et l’agriculture. Certains bassins versants n’ont donc plus la capacité suffisante pour transvaser l’eau ailleurs, ce qui crée ou réactive des tensions géopolitiques entre acteurs et entre régions, avec d’un côté, ces mesures destinées à régénérer les cours d’eau et de l’autre, les transferts pour maintenir l’irrigation des cultures fruitières et maraîchères du sud est, un enjeu économique national très fort (1).
Producteur d’agrumes à Mula et partenaire de BioEspuña, Carlets explique : « Comme le marché est favorable, les superficies cultivées sont augmentées, non pas pour des fermes familiales, mais pour les intérêts de grandes entreprises ou de fonds d’investissements qui profitent de l’absence de régulation des pouvoirs publics en matière de contrôle de l’eau (quantité et qualité). D’où le dépassement des ressources des bassins versants, le creusement de puits illégaux », qui conduisent par endroits à des désastres écologiques : les zones humides de Doñana à l’Ouest de l’Andalousie sont menacées, et la lagune de la Mar Menor se trouve en danger à cause des pollutions agricoles des cultures intensives du littoral de Murcie.
À Murcie, où sont installés la plupart des paysans de BioEspuña, le climat méditerranéen semi-aride offre seulement 300 à 350mm de pluie par an avec de grandes irrégularités sur l’année. La région concernée par le transfert Tage-Segura est très productive : arboriculture et maraîchage mobilisent de grandes étendues pour approvisionner en toutes saisons les supermarchés européens en agrumes, fruits à noyaux, choux, salades, artichauts…, le tout, avec leur lot de gaspillage en eau et en énergie, car d’énormes quantités sont jetées avant même d’arriver dans les foyers. Auparavant utilisés dans l’industrie de la conserve (confitures, jus), ces déchets sont aujourd’hui générés pour répondre aux normes du marché, au modèle logistique (transport, stockage, réfrigération…), sans oublier les conséquences désastreuses de ce modèle productiviste parmi lesquelles la pollution des sols et de l’eau par les intrants chimiques de synthèse.
D’autres alternatives existent !
La réalité n’est pourtant pas monolithique et des territoires donnent le contre-pied du système agricole dominant. Plusieurs paysans de BioEspuña produisent des agrumes et autres fruits dans le secteur de Mula, où l’irrigation est gérée par une association (l’équivalent de nos syndicats mixtes en France) dans laquelle sont représentés les paysans. Les parcelles sont de petite taille, héritage de la "Huerta" (2) traditionnelle avec encore à certains endroits l’ancien système hérité de l’époque arabe : un maillage de canaux pour irriguer par inondation.
Campagne de Mula et retenue de la Cierva
La zone irriguée de Mula représente 2000 ha sur une surface municipale d’environ 63 000 hectares et une surface agricole utile (SAU) de 29 000 hectares. Représentant environ 7% de la SAU, ce périmètre est calibré sur la ressource hydrique provenant de la montagne à proximité et stockée dans une retenue collinaire. Le débit minimal de la rivière est donné par le Ministère de l’écologie, permettant de distribuer les droits d’eau aux producteurs et de définir la zone irrigable qui correspond aux parcelles fertiles bénéficiant d’un micro-climat doux (sans gel).
Le système d'irrigation par inondation a peu à peu été remplacé par « l’irrigation localisée au goutte-à-goutte, considérée plus efficace en termes d’économie d’eau dans cette région aride », argumente José. Ce jeune producteur d’agrumes installé à El Niño de Mula et agronome de formation utilise par ailleurs une application sur son téléphone pour vérifier à tout moment le débit litre par seconde et ainsi détecter immédiatement les ruptures de canalisations, mais également pour programmer l’irrigation en fonction des prévisions météorologiques et éviter que les nutriments utilisés par les arbres ne soient gaspillés ou lessivés suite à une irrigation inappropriée.
S’il n’y a actuellement pas de réels problèmes d’eau dans le secteur de Mula du fait de la bonne gestion (que ce soit en termes de surface et de droits d’accès) par l'association d'irrigation, l’attente de la pluie n’en est pas moins palpable et anxiogène. Il s’agit donc bien de faire face au déficit hydrique.
Paysan et agronome, José combine technicité et sensibilité écologique pour faire face aux défis de la ressource en eau.
Première stratégie, le couvert végétal pour retenir l’eau, dans le cadre d’une irrigation localisée : il évite les évaporations directes, permet de garder de l’eau dans la partie superficielle du sol, améliore l’infiltration souterraine et fixe les nutriments qui seront incorporés plus tard. « En défrichant le sol, on obtient une structure et une texture ayant la capacité de retenir l'eau et qui améliorent les colonies de micro-organismes dans le sol nécessaires à l’adaptation de l’arbre à l’environnement sec », explique José.
Verger de pamplemousses chez José, formation des fruits. La mise en place et la gestion d'un couvert végétal permettent de faire d'importantes économies d'eau.
Autre stratégie : la diversité des cultures, d’autant plus importante dans une zone en manque d’eau. « Sur ma ferme, j’ai opté pour des goutteurs avec des débits différents afin de donner, sur un même temps d’irrigation, plus d’eau aux cultures qui ont un grand besoin comme les pomelos et moins aux cultures moins gourmandes comme les orangers », explique José. Le tableau ci-dessous donne une idée des besoins en eau des différentes cultures.
En dehors de cette zone irrigable réservée aux cultures qui nécessitent absolument l’irrigation (agrumes, grenadiers, plaqueminiers, abricotiers) et dont le prix de la terre s’envole, il existe des vergers en cultures sèches (amandiers, oliviers). Certes, les paysans sont ici habitués à la semi-aridité, mais la sécheresse chronique menace néanmoins les récoltes et, à terme, les arbres.
Amandiers de Cristóbal en culture sèche : sans pluie, pas de couverts végétaux possibles !
Cette situation de sécheresse met une nouvelle fois en lumière les dérives du système agricole dominant et l’urgence de changer de paradigme pas seulement agricole, mais aussi économique, social et politique : fruits de saison ou fruits toute l’année, récoltes sur demande ou surproduction, irrigation de bassin versant local ou transfert d’eau, parcelles diversifiées pour circuits courts ou monocultures pour la grande distribution… L’ énoncer n’est pas une nouveauté et ne dispensera pas les paysans de s’interroger sur leurs pratiques pour améliorer l'infiltration de l'eau. Mais la solution n’appartient pas seulement aux agriculteurs, parfois eux-mêmes victimes d’une fuite en avant productiviste, mais résultera d’une prise de conscience générale et d’un changement radical de modèle.
Julie Hugues Dit Ciles
Article écrit pour la revue Nature & Progrès
Entretiens avec José Lopez, Carlos Garcia de Valcárcel, Cristóbal Marín, Alberto Marín
(2) Vient de hortus (jardin) : système agraire méditerranéen basé sur une agriculture diversifiée et irriguée